La Liberté guidant le peuple décryptée
Eugène Delacroix - La Liberté guidant le peuple, 1830 //
S’il est bien un tableau qui incarne la fougue révolutionnaire française, c’est assurément cette toile magistrale de Delacroix. Pourtant, ce tableau qui est ancré dans la mémoire collective, recèle de secrets méconnus et de codes cachés. Décodage.
Icône d’une révolution oubliée
Si tout le monde connait évidemment ce chef-d’œuvre de Delacroix, La liberté guidant le peuple reste le symbole d’une révolution française oubliée. Non, il ne s’agit pas, contrairement aux idées reçues, d’une illustration de la Révolution française de 1789, mais bien de celle des Trois Glorieuses, 40 ans plus tard. Trois jours d’insurrection populaire d’une intensité historique inouïe. Un soulèvement contre le règne impopulaire du roi Charles X, revenant aux anciens préceptes d’une monarchie révolue, refusant entre autres la liberté de la presse ou la démocratie électorale. Il n’en fallait pas plus pour générer une réaction violente du peuple français qui, en trois jours - les 27, 28 et 29 juillet 1830 – renversera les Bourbons, laissant place au règne de Louis-Philippe Ier, dernier Roi de France. Suite à cet événement majeur de son temps, Eugène Delacroix s’empare de ses pinceaux et réalise l’une des toiles les plus marquantes de l’Histoire, dans un format monumental de 2,60 mètres de haut sur 3,25 mètres de large. Une œuvre qui deviendra une véritable icône de la République et de la Liberté, et ce, dans le monde entier.
Des protagonistes hautement symboliques
La naissance de Gavroche
Ce jeune garçon, pistolets aux deux mains, incarne une jeunesse en colère, prête à descendre dans les rues pour défendre sa liberté et son avenir. Un personnage central dans cette toile, figurant poing levé aux côtés de l’allégorie de la Liberté. Avec son béret et sa sacoche en bandoulière, ce garçon inspirera Victor Hugo pour son personnage de Gavroche dans Les Misérables.
Un autoportrait conquérant
« Si je n'ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle. Cela m'a remis de belle humeur », tels sont les mots du peintre, qui pour se rattraper s’est présenté dans la toile. Il illustre, avec ses habits haut-de-forme, que tous les parisiens, toutes origines confondues, ont pris part à la révolte de Juillet.
Un massacre au nom de la Liberté
Comment, face à cet amoncellement de corps, ne pas penser au Radeau de la Méduse de Géricault réalisé quelque dix années plus tôt ? Dépouillés de leurs uniformes, ces cadavres agonisants incarnent les soldats vaincus du roi Charles X. Delacroix fait preuve ici d’une précision documentaire rare, témoignant avec une grande précision des tenues officielles de l’époque : longue veste bleue aux épaulettes blanches pour un officier de la gendarmerie royale, cuirasse, veste bleu foncé et shako pour un carabinier de la garde royale.
Un hommage à la République
Le tableau est construit en forme pyramidale avec en son sommet le drapeau bleu-blanc-rouge, aboli sous la Restauration, et que la Révolution de Juillet a rétabli. Les teintes de la toile sont homogènes et relativement ternes. Mais si Delacroix a rétréci sa palette c’est pour mieux faire ressortir les pointes de bleu, blanc et rouge du tableau. Des couleurs flamboyantes qui resplendissent et éclairent tel un soleil la femme qui les porte, traçant un sillon dans le tumulte de l’insurrection.
Attachons-nous maintenant à des symboles de la République beaucoup plus discrets, dissimulés dans le tableau. Le premier se situe aux pieds de la Liberté, cet homme au foulard, blessé, relève le visage courageusement vers l’allégorie, inspiré par sa force fédératrice. Ses vêtements, noyés dans la masse des gisants, portent les couleurs d’espoir du drapeau français.
Regardez maintenant au loin. Au-dessus de la tour de Notre-Dame, perdue dans la brume, flotte le drapeau français, à peine perceptible. Mais présent. Enfin, prêtez attention à un dernier détail : Delacroix a signé sa toile en rouge, celle de l’étendard.
Une Liberté censurée
Terminons par le personnage principal de ce tableau, la femme. Surdimensionnée, cette allégorie s’élance telle une statue antique, drapé aérien, buste dénudé, nez aquilin et visage de profil à l’image d’une médaille. Derrière sa tête, une auréole lumineuse lui donne une dimension presque divine. Le bonnet phrygien reprend ici la symbolique qu’il revêtait chez les Grecs et les Romains, à savoir un symbole de liberté ; il était celui des esclaves affranchis. Il fut adopté lors de la Révolution de 1789 par les sans-culottes comme un symbole d'affranchissement et d'égalité. Mais Delacroix va plus loin et ancre son personnage central dans la réalité de l’insurrection. Brandissant l’étendard, empoignant un fusil, les pieds nus et sales, les joues rougies par la lutte. Une Liberté prête à guider une armée pour se défendre. Elle est libre, fougueuse, et déterminée. On est loin de l’image céleste, sereine et intouchable des allégories classiques de son temps, pacifiques et sculpturales.
Si aujourd’hui ce tableau est un emblème universel parfaitement accepté (quoique encore censuré dans quelques parties du monde et par certains réseaux sociaux), il fit un véritable scandale à l’époque. Exposé en 1831, La Liberté choque le public et est accablée d’injures : « sale », « dévergondée », « crasseuse », « masculine ». Mais contrairement aux idées reçues, ça n’est pas sa poitrine dénudée qui scandalisait les contemporains de Delacroix. C’est son réalisme cru, loin de l’image convenue d’une allégorie subtile. Sa peau est sombre, son fusil bien réel (un modèle de 1816), et pire… le détail qui tue, ses aisselles poilues sont source d’un tollé que l’on aurait peine à imaginer aujourd’hui. Telle une statue grecque qui aurait pris vie, descendant des cieux pour se battre dans la rue comme un homme, cette Liberté devient une Marianne, qui ne s’attarde pas à regarder le spectateur mais encourage les protagonistes du tableau qu’elle dirige, les poussant à se battre jusqu’à la victoire.
Visible au Musée du Louvre
Jusqu'au 23 juillet 2018